Librement adapté du Dogville de Lars von Trier, Entre chien et loup s'immisce subrepticement dans notre mauvaise conscience : commencé comme une pochade décontractée, le spectacle se termine en tragédie dérangeante.
Sur une scène encombrée de bric et de broc, 9 personnages en quête d'émotions jouent au "Et si on faisait comme...". Ils sont sympas, artistes et vraisemblablement de gauche. Ils nous ressemblent. Prenant à témoin les spectateurs, ils décident d'accueillir Grace, une réfugiée politique qui fuit le Brésil de Bolsonaro*. La jeune femme (Julia Bernat, frémissante en roseau qui plie sans rompre) est d'abord accueillie avec générosité. Puis petit à petit, l'argent, le sexe, la jalousie, la méfiance gangrènent les gentils idéalistes qui se métamorphosent en tortionnaires, esclavagistes ou violeurs. La mécanique implacable du fascisme à visage humain s'enclenche.
Christiane Jatahy, l'air de rien, nous fourre le nez dans nos déjections. Nos démocraties jouent depuis trop longtemps avec le feu du populisme et son théâtre pédagogique mais urticant assène ce truisme que nous feignons d'ignorer, aveugles selon ce qui nous arrange (comme l'un des personnages à la cécité élective, Philippe Duclos tendrement pervers).
Cassant les codes, jouant avec les images -filmées instantanément ou projetées a posteriori-, Jatahy nous entraîne dans un jeu mortifère où chacun a le loisir de composer sa propre pièce : voyeurs et espions, nous restons morfondus face à ce reflet chancreux où palpitent nos ulcères moraux.
La décontraction maîtrisée de sa troupe -très homogène- de comédiens (coup de chapeau à la fragilité de Matthieu Sampeur ou à la perfide fraîcheur d'Azelyne Cartigny) répond à la maîtrise décontractée de sa mise en scène époustouflante. Une caméra tout à la fois insidieuse et dénonciatrice se faufile entre les êtres et le spectateur perd vite pied entre ce qu'il voit, ce qu'il entrevoit, ce qu'il croit voir et ce qu'on lui montre. Le montage des images en direct -montage menteur, déloyal ou, au contraire, révélateur-, la musique opportuniste ou accusatrice selon qu'elle est jouée ou enregistrée, les décors qui cachent autant qu'ils révèlent, tout se fait artifice, fiction, miroir aux alouettes.
Tribune ou chaire, Jatahy nous donne le théâtre qu'on mérite et c'est brutal, inconfortable, implacable.
Renversant !
* Réfugiés, demandeurs d'asile, migrants,... : Grace allégorise tous les boucs émissaires.