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La vie errante

La vie errante

Mes goûts et mes couleurs


L'Œuvre au noir - Marguerite Yourcenar

Publié par Thierry L. sur 15 Novembre 2020, 14:12pm

Catégories : #Lu

"Nous en savons moins sur les routes et le but d'une vie d'homme que sur ses migrations l'oiseau."

Unus ego et multi in me. Telle est la devise alchimique qu'a fait sienne le héros de L'Œuvre au noir, telle pourrait être également celle, axiomatique, du roman dans son ensemble. En nous invitant à arpenter avec Zénon le tour de sa prison, Yourcenar, geôlière bienveillante, nous confronte aux doutes et aux certitudes de ce condamné, notre frère en humanité. Le roman, unique et pluriel, est un bréviaire indispensable.

Médecin, philosophe et alchimiste, Zénon sillonne les routes de la Renaissance avec curiosité et perplexité. Ce monde brutal et sa justice inique ressemble à s'y méprendre au nôtre. Nos superstitions, nos fanatismes, nos violences, nos fléaux sont les mêmes, immuables, comme figés dans l'ambre de nos ignorances.

Dans son chemin de vie, Zénon se garde "de faire de la vérité une idole, préférant lui laisser son nom plus humble d'exactitude". Pour cela il est pourchassé, insulté, désavoué. Il invente ? Sorcier ! Il doute ? Apostat ! Il aime ? Sodomite ! Qu'importe, il avance, voyant esseulé parmi les aveugles de Brueghel. 

Le savant étanche sa soif de connaissances en parcourant le monde et ses livres. Il se met entièrement au service de son prochain qu'il ausculte, guérit, soulage ou conseille. L'âge et la frugalité venant, Zénon, du "monde des idées" rentre peu à peu "dans le monde plus opaque de la substance contenue et délimitée par la forme" (L'Abîme) : ses circonvolutions aboutent à son principe vital, son corps, fragile cachot de l'âme. Le roman avec son mouvement centripète suit la même trajectoire qui expose un monde pour s'achever sur la dissolution d'un homme... La Vie errante, La Vie immobile, La Prison...

Yourcenar, pudique, fragmente le parcours de Zénon, exposant à la lumière tel épisode pour ensevelir dans l'ombre tel autre. Ainsi on ne saura rien des voyages du héros lors de ses années d'errance, pas plus que de sa vie amoureuse. Mais les coins enfoncés dans chaque saignée secrète du roman (évocations d'une ville, d'un prénom, d'un visage, d'un corps...) fendent la narration et ouvrent aux songes.

La romancière déserte aussi quelquefois les sentes empruntées par son héros pour mieux humer l'air d'un temps de bruits et de fureurs. Le chapitre consacré aux délires anabaptistes de pauvres fous (La Mort à Münster), magistral cauchemar à la pointe sèche, est symptomatique des exigences d'un écrivain qui choisit l'épure austère plutôt que de faciles flamboyances.

Ainsi aux cataractes de l'histoire, Yourcenar préfère le temps suspendu d'une conversation. Les précieux échanges entre son personnage et un cousin, le bouillonnant Henri-Maximilien (La Conversation à Innsbruck), un prélat, le prieur des Cordeliers (La Maladie du prieur) ou un vieux magister, Bartholommé Campanus (La Visite du chanoine) nous entraînent toujours plus loin dans la connaissance (ou le mystère) de l'ascétique Zénon.

L'Œuvre au noir se mérite, rien n'y est facile ou joliet. La tempérante Yourcenar se joue du superflu : son écriture passée au creuset d'un style révèle toutes ses propriétés magiques et ses propos, purifiés et raffinés dans la cornue d'une intelligence prodigieuse, sont de l'or le plus pur.

Un immense roman à la beauté nitescente.

En effeuillant la Marguerite... Je l'aime, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie.

"On n'est pas libre tant qu'on désire, qu'on veut, qu'on craint, peut-être tant qu'on vit."

 

L'Œuvre au noir - Marguerite Yourcenar

Les mots de Marguerite, la voix de Michael. Un enchantement pour l'esprit et l'oreille.

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