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La vie errante

La vie errante

Mes goûts et mes couleurs


Le Grand Troupeau - Jean Giono

Publié par Thierry L. sur 8 Février 2021, 16:51pm

Catégories : #Lu

«Sous l'arbre, les paquets étaient prêts, et les amis m'ont dit : "On part!" J'ai dit : "Ici l'herbe est belle." On m'a répondu : "Oui, mais on part à la guerre!"»

Dies illa, dies iræ... Le livre s'ouvre sur une leucorrhée de la montagne, le flux oppressant d'une foule ovine déboulant des hauts plateaux, un torrent d'écume laineuse qui submerge alors les vallées. Présageant l'hécatombe agneline à venir, les bergers et leurs bêtes fuient. Dans ce prélude apocalyptique, l'écriture de Giono se fait tempétueuse : en lieu et place des squelettes gris du Triomphe de la Mort de Brueghel l'Ancien, le flot frénétique des brebis et béliers qui abandonnent les terres ancestrales. Il se refermera sur une naissance, germe d'un avenir possible.

Solvet sæclum in favílla... Août 14, les hommes s'offrent en holocauste pour racheter leur propre folie. Olivier Chabrand, vingt ans, est appelé sous les drapeaux. De Valensole d'autres pays à lui rejoignent le front laissant les femmes, les enfants et les vieux à l'arrière. Le roman alterne en des chapitres composés avec une admirable maestria l'attente anxieuse et comme minéralisée des uns et la chaotique descentes aux enfers des autres.

Quantus tremor est futúrus... Plongés dans les boyaux terreux de la guerre, Olivier, Joseph, Regotaz, la Poule et leurs semblables voyagent au bout d'une nuit zébrée des griffures rouges des douleurs et de la mort. Giono pleure sur une nature violentée, sur des hommes humiliés et estompe l'horreur des tourments par des épisodes de suspens lénitifs. De Verdun à Santerre, son roman fourmille de fièvres rémittentes : hallucinations (spectres de poilus morts au combat, mirages sylvestres), sueurs froides (un enfant dévoré par une truie, l'agonie d'un copain, la fatigue sans fin d'un troupier en repli) et surtensions (combats à l'aveugle, la corruption de cadavres qui macèrent). C'est le règne des rats, des corbeaux et des vers.

Mors stupébit et Natúra... Au pays, dans les fermes et les champs, les femmes remplacent leurs hommes. L'écrivain donne toute sa mesure dans des scènes intimistes d'une beauté solaire ou d'une noirceur charbonneuse : la nature chante l'amour et embrase les sens de la ronde et charnelle Julia, le maire de Valensole, messager de la mort, sème la désolation et la petite Madeleine ingurgite un brouet de sorcière pour avorter...

Dona eis réquiem... Giono, la somptuosité faite écriture, nous assène un coup terrible au creux de l'estomac avec ce récit nourri de son expérience personnelle, de ses traumas et teinté d'un pacifisme viscéral. Les sens alertés par une langue sublime le lecteur ne peut que s'incliner devant tant d'inventivité formelle, de métaphores inédites et de poésie rugueuse.

Liber scriptus proferétur... Un joyau dans la boue. Un chef d’œuvre gangrené.

Le Grand Troupeau - Jean Giono
Le Grand Troupeau - Jean Giono
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