
Joris Terlinck est un bloc de granit. Ce Bourgmestre, patron ("Baas") d'une manufacture de tabac, subit sa vie. Minéral, massif, grave et intimidant, il gère sa petite ville de Furnes comme son ménage : avec un minimum de mots, des gestes mesurés et un éternel cigare aux lèvres.
Une femme soumise et craintive, une fille folle à lier séquestrée à l'étage de sa maison tristement bourgeoise, une servante résignée à qui il a fait un enfant... sa vie privée est désespérément terne. Seuls son hôtel de ville et sa fabrique lui apportent la satisfaction d'avoir réussi, d'être "quelqu'un". Une soudaine erreur d'appréciation le déstabilise : une légère fissure fragilise alors ce menhir, toutes ses larmes retenues s'y engouffrent, y givrent et ce roc se délite peu à peu. L'infrangible était gélif. Alors, un instant il se prend à rêver d'un ailleurs...
L'homme qui dort entrouvre une paupière.
Simenon toujours économe va à l'essentiel et ce roman remarquable bouleverse plus par ce qu'il ne dit pas que par ce qu'il montre. L'écrivain y étire le temps jusqu'au point de rupture, accélère la cadence dans un final en forme de chemin de croix et ouvre des béances saturniennes dans un récit d'une sobriété et d'un vérisme immuables*. Les dialogues récurés, taillés, polis, affûtés tailladent en vain des abcès de non-dits tandis que les jeux de regards -leitmotiv du roman avec les cigares du Baas- nous racontent une autre histoire.
Avec son Bourgmestre, Simenon signe un roman impressionnant où chaque phrase semble avoir été trébuchée par ce prodigieux peseur d'or.
* Un exemple de la subtilité et de la concision simenoniennes pour illustrer l'absence au monde de son héros : "Un appel de cloche arrivait jusqu'à eux, d'une cloche grêle au son particulier, la cloche du cimetière. (...) Et l'autre fit le signe de la croix. Joris hésita, porta lui aussi la main à son front, à sa poitrine, à ses épaules."