Frère d'âme - David Diop

Quand le lamento d'Alfa Ndiaye s'élève, tel un rugueux poème, c'est la voix séculaire des griots qui afflue en nous mais nous ne sommes pas adossés à un baobab souverain, nous avons les épaules collées à la boue grasse et froide d'une tranchée... Alfa est un tirailleur sénégalais, arraché à sa Grande Côte, pour combattre sous le drapeau français. Plongé au cœur de ténèbres méphitiques, sabre d'abattis à la main, de soldat il est devenu boucher : Mademba, son frère d'âme, son "plus que frère", est mort dans ses bras, le dedans dehors, et ce traumatisme conduit ce grand enfant vers la folie.

Dans une langue somptueuse, qui adopte le rythme vernaculaire du wolof, avec ses phrases en écho, comme un bourdon, David Diop nous fait pénétrer dans l'esprit de son héros et la mélopée, insinuante, marie les souvenirs passés et les commotions présentes. D'une cagna insalubre à une forêt d'ébéniers, de l'odeur pestilentielle de la charogne au parfum d'encens d'un corps désiré, Diop confronte l'horreur du front à la douceur du pays natal. La personnalité du soldat Ndiaye se dilue entre rêveries morbides, fantômes harcelants et croyances ancestrales jusqu'à disparaître dans une irrémédiable folie ouatée.

Tragique litanie, ce récit implacable et d'une totale sobriété, dénonce crûment l'absurdité de nos carnages et érige le pays d'enfance comme barrage ultime à la folie des hommes. Beau à pleurer.

" (...) Écoute plus souvent
les choses que les êtres.
(...)
C’est le souffle des ancêtres...
Ceux qui sont morts ne sont jamais partis,
ils sont dans l’ombre qui s’éclaire
et dans l’ombre qui s’épaissit,
les morts ne sont pas sous la terre :
ils sont dans l’arbre qui frémit,
ils sont dans le bois qui gémit.
ils sont dans l’eau qui coule,
ils sont dans l’eau qui dort,
ils sont dans la cave, ils sont dans la foule :
les morts ne sont pas morts.(...)"

Birago Diop, Souffles

Merci Béa