
Nostromo... il y a du monstre là-dessous...
Puissant sésame littéraire, le génial Nostromo ouvre de captivantes portes au lecteur qui, dérouté de prime abord, finira envouté par le savoir-faire de l'immense (on ne le dira jamais suffisamment) Joseph Conrad.
Dans la république bananière du fictif Costaguana, les régimes politiques se suivent et se ressemblent fâcheusement au rythme des révolutions : dictatures invariablement violentes avec leur ribambelle d'exactions en tous genres (tortures, meurtres, emprisonnements arbitraires et débauches de pot-de-vins...).
Loin de la capitale, la ville de Sulaco, enchâssée au fond de son Golfo Placido attire toutes les convoitises : sa mine d'argent de San Tomé constitue la seule richesse du pays. Exilés volontaires dans cette Finis Terræ sud-américaine,une poignée d'Européens tente d'y préserver son équilibre malgré les soubresauts qui convulsionnent le pays.
Flamboyant exercice de style, le volumineux roman de Conrad multiplie les chausse-trapes. Torsion de la chronologie, multiplication des points de vue, enchevêtrement de flashbacks et flashforwards et personnages se dévoilant par à-coups concourent à fabriquer ces miscellanées à travers lesquelles flâne le lecteur, pérégrin ébloui, recueillant anecdotes et légendes du pays qu'il visite.
La plume de Conrad esquisse petit à petit cette terra incognita, les descriptions en sont fastueuses : la géographie du Costaguana, palimpseste cartographique, se déplie, se déploie et tout un monde "prend forme et solidité". Sulaco, le sommet de l'Higuerota, la péninsule d'Azuera ou la Grande Isabelle existent définitivement et s'inscrivent dans notre Atlas intérieur.
Nos cicérones dans ce San Theodoros avant l'heure (où Ribiera le modéré et les frères Montero, pitoyables arsouilles qui se disputent le pouvoir sont les précurseurs d'Alcazar et Tapioca) sont magistralement dessinés à la ligne claire par un Conrad en possession de tous ses moyens. De Charles Gould, anglais monomaniaque à l'arrogance colonialiste à sa délicate épouse, Emilia, frêle roseau qui ne cesse de plier, de Martin Decoud, idéaliste désespéré au Docteur Monygham, mi collabo, mi résistant, avec sa dégaine à la Céline, période Sigmaringen, de Giorgio Viola, vieux phare garibaldien, au Capitaine John Mitchell, aveugle parmi les borgnes, chaque personnage se construit à l'image d'un puzzle dont les pièces éparses sont à retrouver dans ce récit éclaté.
Et puis il y a le héros éponyme, Nostromo, Gian' Battista, Capataz des Cargadores, capitaine Fidanza : héros d'opérette quelquefois (un Don José de carnaval), aventurier taiseux souvent (Corto Maltese lui doit un peu) mais surtout personnage dostoïevskien, poursuivi par sa conscience, cherchant dans l'amour une rédemption, "Notre Homme" traverse le roman en se débarrassant petit à petit des oripeaux de sa légende.
Un immense roman donc qui n'en a pas fini de résonner avec notre monde en fin de parcours. Son pessimisme laconique colle à notre époque : l'argent roi du monde, la collusion des puissants, l'individualisme forcené, la versatilité des peuples restent des thèmes inépuisés.
Nostromo : Nuestro libro.